• Le directeur tira la chaise et s’assit. Sherockee le regardait droit dans les yeux.

    – Bien, j’ai quelque chose à vous demander. Vous n’avez pas l’Alzheimer par hasard ?

    – Non pourquoi ? J’ai oublié quelque chose d’important ? Je continue à vous aider, ne vous inquiétez pas !

    – Non, ça je m’en fous un peu, maintenant. Mais il va falloir que vous oubliiez la discussion que nous avons eue.

    – Pourquoi ? J’en ai besoin pour…

    – Je sais bien ! Mais vous préférez oublier cette discussion ou mourir ?

    Sherockee avait l’air un peu énervée. Le directeur resta en arrêt quelques minutes. Finalement, il hocha la tête et soupira.

    – Comment vous compter faire ?

    – C’est mon problème. Mettez-vous bien dans le fond de votre fauteuil.

    – Trente secondes ! J’oublierai juste cette discussion, n’est-ce pas ? Je ne vais pas oublier autre chose, comme le nom de mes enfants ou de mon ex-femme ?

    – Je savais bien que vous l’aimiez encore ! Et ne vous inquiétez pas, normalement il n’y a pas trop de risque pour que ça arrive.

    – Comment ça « pas trop » ?

    Sherockee sourit et claqua des doigts. Un petit flash blanc jaillit, le directeur se trouva dans un état d’hypnose, à demi-conscient. Il glissa encore plus dans le fond de son fauteuil, aussi mou qu’un marshmallow. Sherockee ferma les yeux et frotta ses tempes du bout des doigts. Elle se concentrait pour remonter dans les souvenirs de Lukas, puisant sa force au plus profond d’elle. Elle rouvrit les yeux une minute après. Elle claqua une nouvelle fois des doigts et tomba dans le fauteuil.

    – Non, mais si j’oublie le nom de mes enfants et de ma femme, je vais vraiment avoir des problèmes !

    – Comment s’appellent-ils ?

    – Ils s’appellent Jason, Mike et Katia.

    – Bien, donc vous ne les avez pas oubliés !

    – C’est déjà fini ? Je ne me souviens même pas de ce que vous avez fait ! C’est fini ?

    – Oui, mais ça suffit largement ! Je suis crevée… Et puis je n’avais pas prévu de vous retirer tous vos souvenirs de votre petite tête !

    – Comment ça petite tête ?

    – Je rigole ! Un peu d’humour voyons ! Je peux dormir un peu ? Merci…

    Elle n’avait pas attendu la réponse, elle avait déjà fermé les yeux. Lukas soupira et se leva, pour ranger un peu. Il ouvrit tous les tiroirs et commença à y ranger des feuilles. Il prit le dossier que Sherockee avait négligemment posé par terre et le remit sur le bureau. Ensuite, il rangea les stylos qui trainaient, remit l’ordinateur à sa place et mit les boulettes de papier dans la corbeille. Le bureau avait l’air beaucoup plus propre, plus grand même.

    – Vous voyez, ce n’est pas si dur de ranger !

    Sherockee se leva et s’étira. Elle se frotta les yeux en baillant et fit le tour du bureau.

    – Dis-donc ! Je suis impressionnée ! Bien, maintenant, il faut que je vous parle de mon affaire, mais pour une fois, je préfère que ce soit devant une caméra, je n’ai pas envie de me répéter.

    – C’est le jour des miracles aujourd’hui ! Déjà je range mon bureau et ensuite, vous voulez aller dans une salle avec une caméra ?

    – Oui, je sais c’est bizarre, mais vraiment je n’ai pas envie de répéter les phrases que j’ai besoin de vous dire. Allez, on y va, je viens de me réveiller, je suis de bonne humeur ! Allons-y, compagnon !

    Le directeur suivit Sherockee qui était déjà partie en sautillant. Il ferma la porte à clé, devant le regard intrigué de son secrétaire. Il leva les épaules et se dirigea vers l’ascenseur. Sherockee était déjà descendu deux fois – par les escaliers bien sûr.

    – Bon, on se bouge un peu ! Du nerf, du nerf monsieur !

    Ils arrivèrent dans le couloir des salles d’interrogatoires. Sherockee en choisit une au hasard et alla s’installer sur la chaise en face de la caméra. Le directeur arriva un peu après ; il alla s’installer de l’autre côté de la table.

    – Bien, de quoi voulez-vous me parler ?

    – Je me suis rappelée de ce que j’avais fait le soir du meurtre.

    – Ah ! Excellente nouvelle !

    – Oui… Si on peut dire…

    – Alors, qu’avez-vous fait ?

    Sherockee prit une grande inspiration, comme si elle devait plonger dans une piscine et raconta tout ce qu’elle avait fait. Elle lui raconta tout, depuis l’arbre de Central Park jusqu’à la station de métro, en passant par le poignard derrière son dos et les coups de feu. Elle ne cita jamais le nom de Danam, elle ne cita pas non plus la disparition de celui-ci. En revanche, elle expliqua clairement pourquoi elle s’était trouvée sur le toit de l’immeuble. Lorsqu’elle s’arrêta, elle se mordit la lèvre et serra doucement les poings. Elle se murmura quelque chose et regarda fixement le directeur.

    – J’assume tout. C’est moi qui avais l’arme dans les mains. C’est moi qui les ai tués. Mais s’il vous plaît, je ne veux pas retourner en prison. Je ne veux pas faire encore du mal, et puis j’ai déjà causé assez de dégâts. S’il vous plaît, trouvez une autre solution.

    – Vous conviendrez que c’est un peu compliqué là…

    – Je sais, mais je suis sûre que vous pouvez trouver une autre façon de faire.

    Le directeur se leva et sortit. Sherockee resta dans la salle, immobile. Elle se leva enfin, et sortit. Elle alla au distributeur de boisson, se prit une bouteille d’eau qu’elle avala cul-sec. Elle jeta la bouteille vide dans la poubelle de l’autre côté de la salle, sans bouger. Un lancer parfait, qui en impressionna plus d’un. Elle ne fit même pas attention aux regards posés sur elle. Elle revint dans le couloir, puis finalement se dirigea vers la sortie. Le directeur revenait, accompagné d’un agent.

    – Sherockee ? Qu’est-ce que vous faites ? Vous devez…

    – Non, je ne vais pas rester ici ! Si vous voulez me suivre, pas de problème, mais il est hors de question que je reste enfermée ici ! Et puis, j’ai des choses à faire !

    Sherockee n’attendit pas plus. Elle sortit du bâtiment en trottinant, suivit du directeur.

    – Vous feriez bien d’aller chercher votre voiture, je vais faire un grand tour… Je vous attends là si vous voulez !

    – Lorsque vous dites un « grand tour »…

    – C’est vraiment grand ! Grouillez-vous, sinon je pars sans vous !

    Sherockee croisa les bras et s’appuya sur le mur, en regardant le directeur s’éloigner. Elle n’attendit pas longtemps, mais déjà trop pour elle. Lukas ouvrit la fenêtre et se pencha au-dehors.

    – Vous voulez que…

    – Non merci, je préfère y aller à pieds !

    – Quand est-ce que vous me laissez…

    – Je ne sais pas, mais pas aujourd’hui, je n’ai pas envie que vous puissiez mettre des points !

    Elle lui tira la langue et s’éloigna en courant. Au début, elle courait assez lentement, histoire de se mettre en route. Ensuite, elle commença à accélérer, accélérer, jusqu’à arriver à une vitesse moyenne d’une voiture sur une nationale. Elle était heureuse de courir comme ça, elle prenait de l’assurance et oublia que le directeur la suivait. Elle se dirigeait vers le nord de la ville, vers Bronx. Elle courut encore un peu de temps, en ralentissant un peu pour que Lukas puisse voir où elle tournait. Enfin, elle s’arrêta dans une grande avenue. Elle tourna dans des ruelles et s’arrêta devant une maison ; elle regarda derrière elle. La voiture de Lukas arrivait dans la rue. Lorsque Lukas se gara, Sherockee sonna. Elle attendit un peu puis sonna une deuxième fois. Lukas ne sortit pas de la voiture, il observait Sherockee, pour voir ce qu’elle comptait faire. Un adolescent ouvrit la porte. Il était immense, posé sur de fines jambes qui laissaient penser qu’il faisait beaucoup de sport. Il portait un t-shirt à l’effigie des Yankees, sur lequel reposait une énorme chaine imitation or. Son jean troué était descendu sur l’arrière de son derrière, laissant apparaître un caleçon, représentant une bande dessinée. Il portait des lunettes de soleil, assez sombres pour cacher ses yeux, qui l’étaient déjà grâce à de longues mèches de cheveux qui n’avaient pas dû voir de shampoing depuis longtemps. Sherockee dévisagea le jeune homme, leva un sourcil et retira les lunettes.

    – Eh ! Rends-moi ça !

    – Désolée, mais j’aime bien voir les yeux de celui avec qui je parle ! Dis-moi, ta mère est là, ou il n’y a que toi et tes potes ?

    – Il n’y a que ma mère et moi dans la maison.

    – Arrête de mentir, le mec en dessous de la table ne doit pas être empaillé… Et celui derrière les rideaux qui se recoiffe toutes les deux secondes ne doit pas être un automate… Franchement, il va falloir refaire des parties des cache-cache plutôt que du poker !

    – Eh ! Mais comment tu sais…

    – Je peux voir ta mère s’il te plaît ? J’ai d’autres personnes à aller voir après…

    – Eh ! Mais je t’ai déjà vue ! Dans les journaux ! C’est pas toi qui as tué mon père ? Tu viens pour finir le boulot ?

    – On n’est pas dans des séries télévisée, mec ! Et puis, si je voulais “finir le boulot” comme tu dis, tu crois vraiment que je le ferai en plein jour, alors que le directeur du FBI me colle au cul ?

    – Le directeur du FBI ? Il est dans la voiture ? Trop cool ! Je vais lui demander un autographe !

    – Il n’en est pas question ! D’abord je vois ta mère, après tu peux faire ce que tu veux. S’il te plaît, maintenant.

    – Ok, Ok ! Maman !

    L’adolescent monta quelques marches et cria. Sherockee entendit une porte s’ouvrir.

    – Qu’est-ce qu’il y a ?

    – Il y a quelqu’un qui veut te voir ! Descend, s’te plaît ! Grouilles-toi !

    – Eh ! Comment tu parles à ta mère, toi ? demanda Sherockee, d’un air un peu sévère.

    – Oh ! Ce n’est rien, vous savez ce que c’est les garçons ! Il ne faut pas montrer qu’on est faible, surtout devant les potes !

    La mère arrivait tranquillement, dans les escaliers. Ses cheveux noir ébène cachaient une partie de son teint pâle, et elle portait des vêtements larges, très large, comme si elle avait quelque chose à cacher. Lorsque la femme arriva à la lumière, Sherockee comprit. Ses joues étaient creusées, son cou si fin que les muscles étaient visibles et ses clavicules ressortaient horriblement. Ses fines mains se prolongeaient par des doigts squelettiques. La maigreur de cette femme était saisissante ; Sherockee savait bien que la mort de son mari y était pour quelque chose. La femme leva les yeux vers Sherockee qui baissa les siens. D’abord, elle ne la reconnut pas. Mais lorsqu’elle comprit, son visage se crispa, son expression changea complètement.

    – Toi ? Qu’est-ce que tu viens faire ici, hein ? Tu viens pour essayer de…

    – Je viens pour vous dire la vérité.

    – La vérité ? Tu l’as tué, c’est ça ? J’ai raison, n’est-ce pas ? Tu l’as assassiné !

    – Oui, mais je ne le savais pas jusqu’il y a quelques heures.      

    Le visage de la femme était crispé de rage. Elle serra ses poings et voulut fermer violemment la porte, mais Sherockee la retint par le bras. Le directeur était prêt à intervenir, mais il vit soudain le visage de la jeune mère se détendre. Sherockee lui faisait voir la scène, mais seulement la lutte dans les escaliers, le poignard dans le dos et les coups de feu. Jamais le visage de Danam. Mais elle vit. Sherockee lâcha le bras de la jeune femme et fit demi-tour. La femme resta un moment sans bouger, avant de rappeler Sherockee.

    – Attendez ! Je… Je ne pensais pas… Que… Enfin…

    – C’est bon, ne vous fatiguez pas, je suis quand même coupable dans cette affaire ! Je tenais l’arme. Mais maintenant, vous savez la vérité.

    – Je suis désolée…

    – De quoi ? C’est moi qui suis désolée. C’est moi qui l’ai tué, pas vous !

    – Vous savez, faute avoué à moitié pardonnée…

    – Non, on ne peut pas me pardonner, pas après ça. Mais, s’il vous plaît, maintenant, il ne faut plus que vous vous laissiez aller ; il n’est plus là, mais votre fils a besoin de vous, au meilleur de vous-même. Et les gens autour de vous vous aiment aussi, ils ont besoin de vous, eux aussi.

    Sherockee regarda la jeune femme dans les yeux et se retourna. Elle alla jusqu’à la voiture noir garée en face et frappa sur le carreau. Le directeur descendit la vitre.

    – Je vous donne les prochaines destinations, vous avez le GPS. Ah ! Et si vous pouviez me gardez ça, ce serai sympa ! Merci !

    Sherockee lança ses chaussures et ses chaussettes sur la banquette arrière de la voiture et donna un papier au directeur. Ensuite, elle fit quelques foulées, mais finalement revint à la voiture.

    – Et bon courage avec les gamins !

    Sherockee rit et s’en alla en courant. Six adolescents en furie arrivaient déjà et entouraient la voiture du directeur, l’empêchant de partir. Lukas soupira et sortit de la voiture.


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