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    Paris, 24 mars, cinq ans plus tôt

    « Déjà, lorsque je t’ai vu te disputer avec Jonathan dans le métro – qu’est-ce que j’y faisais ? –, je me suis dit que l’on ne pouvait pas s’entendre. Je ne connaissais ni Jonathan, ni toi, mais au premier abord, je vous trouvais tous les deux ridicules. Tu te rends compte ? Vous vous disputiez parce qu’il t’avait empêché de mettre un mec dépressif à l’eau ! Tu me faisais beaucoup rire avec ta tête ! Tu étais rouge écarlate, les gens autour n’arrêtaient pas de vous regarder comme si vous étiez deux extra-terrestres ou deux gros nounours en guimauve qui se baladaient dans le métro. Vous êtes descendus aux Invalides, je vous ai suivi ; je voulais rire encore un peu. Vous avez marché, toujours en vous disputant. On est arrivé le long des quais. Vous connaissiez bien la ville, moi c’était la troisième fois que je venais par ici. On a marché, un peu vite pour moi, mais on a fini par arriver derrière la tour Eiffel. Je connaissais un peu Paris, du coup je connaissais la tour Eiffel. Pour autant, je n’avais jamais fait attention au Champ-de-Mars. J’avoue que je suis un peu aveugle quand je le veux ! C’est vrai, je suis montée jusqu’en haut de la tour (plusieurs fois d’ailleurs !), mais je n’avais jamais fait attention à ce qui se trouve en contre bas. Peut-être est-ce parce que j’ai un peu le vertige et que je préfère regarder au loin… Bref, nous sommes arrivés là-bas. Là, je vais avouer que je n’ai pas compris. Devant mes yeux, vous vous êtes réconciliés, en trente secondes toutes les injures que vous aviez prononcées étaient loin, parties, envolées ! Je ne comprendrais sans doute jamais… Vous avez continué à marcher, en rigolant cette fois, alors j’ai continué aussi. Et là, tu t’es retourné. Je me suis arrêtée, en espérant que tu ne me vois pas. J’ai fait la touriste qui regardait le ciel, très nuageux à ce moment-là, la cruche de service qui commente le temps alors qu’elle est toute seule. Mais tu m’avais vu – comment ? – et tu t’avançais vers moi. J’ai croisé les doigts pour que tu ne me demandes pas ce que je faisais, pourquoi je vous suivais, mais manque de chance, c’est la première question que tu m’as posé. Là, j’ai réfléchi une seconde avant de sortir que je voulais juste voir comment allait se finir votre dispute.

    – Et puis, je m’inquiétais un peu pour votre ami, on ne sait jamais, des fois que vous auriez voulu le jeter du haut d’un pont !

    J’ai rigolé, j’ai bien cru que tu allais me faire un œil au beurre noir, mais finalement tu n’as rien fait. Jonathan rigolait aussi, tu t’es retourné vers lui avec ton regard de serial-killer et tu es parti. Jonathan t’a rattrapé et j’ai continué à vous suivre. Je vous ai demandé comment vous vous appeliez. Pour moi, c’est important, je n’oublie pas les prénoms (du moins pas trop). Tu t’es retourné et tu m’as dit d’aller me faire foutre. J’ai rigolé encore. Jonathan aussi. C’est lui m’a dit que tu t’appelais Grégoire. Je me suis rapproché de vous et je me suis glissée entre vous deux. J’ai mis mes mains sur vos épaules ; j’ai senti une espèce de décharge électrique. À ce moment-là, je savais ce que vous étiez (que tu es toujours…).  Je vous ai demandé ce que vous faisiez à Paris. Oui, je sais, je suis trop bavarde. Tu me l’as fait comprendre, mais je suis passé à côté de Jonathan et j’ai reposé ma question. Là, tu as carrément voulu m’étrangler. Je l’ai vu dans tes yeux ! Et les yeux, ça ne ment pas ! Tu es passé devant moi, et les mots que tu as dit, je m’en rappelle comme une poésie (mais c’était loin d’en être une !).

    Mais qu’est que vous avez ! Vous êtes une espionne américaine ? Russe ? Mexicaine ? Anglaise ? Chinoise peut-être ? Non ? Bon, alors pourquoi, expliquez-moi pourquoi vous venez nous faire chier alors qu’on ne vous a rien demandé ? Allez, cassez-vous !

    Tu as voulu me pousser mais tu as vite compris que tu ne pouvais pas gagner à ce jeu-là. J’ai rigolé et je t’ai coincé comme dans les films, mais en vrai. Tu avais les deux bras immobilisés derrière le dos, et moi je rigolais ; je m’amusais comme une folle à t’énerver – d’ailleurs, je m’amuse toujours à ça ! Tu essayais de te débattre, mais je te tenais trop bien ! Je me suis penchée à ton oreille et je t’ai chuchoté des mots que personne ne devra jamais entendre. Je pense que tu avais compris les mots, où alors tu as fait semblant… Jonathan me regardait un peu bizarrement. Lui ne connait pas cette seule phrase que je t’ai dite, mais il ne vaut mieux pas pour moi ! Comme je peux être démoniaque parfois… Tu as commencé à rigoler, un vrai rire bien clair comme je les aime chez toi, je t’ai lâché et finalement c’est toi qui as mis ton bras sur mon épaule. Tu m’as regardé comme si j’étais ta sœur, en trois secondes on était les meilleurs amis du monde ! Jonathan était jaloux, ça se voyait ! Les yeux ne mentent pas… Après, tu m’as invité à venir avec vous deux dans ce que je croyais un petit restaurant.

    La Tour d’Argent… Lorsqu’on était arrivés devant, je t’ai demandé si tu étais sûr de l’adresse. Des gens arrivaient en limousine ! Une grande première pour moi ! Je côtoie peu le monde des “riches” même si à Paris on le voit partout. Comment rentrer là-dedans ? Tu m’as poussé à l’intérieur. J’avais l’air maligne avec mon jean d’une semaine et mon t-shirt tout froissé au milieu de toutes ces dames en fourrures et en robes de velours. Vous, ça ne semblait pas vous gêner… Du coup, je vous ai suivis. Tu as pris une table hors de prix ; il en restait une, une seule ! On est monté, et là, devant moi… Paris, la vue imprenable de Paris. Paris ! Il faut vraiment être fou pour ne pas apprécier cette vue. Je me suis collée à la fenêtre, tout le monde me regardait bizarrement, mais peu importe. Paris, sous la pénombre du soir. Paris, magnifique ville sous l’imposant plafond de nuage. Paris et… Ses éternels touristes asiatiques, ses éternels bouchons, et tant d’autres choses encore propre aux grandes villes… Il est vrai qu’il existe pas mal de clichés sur pas mal de choses, mais malgré tout, certains sont vrais ! J’étais donc collée au hublot, émerveillée par cette vue. Tu es venu me chercher au bout de dix minutes. Tu m’as demandé si je voulais commander quelque chose, mais j’étais scotchée. Tu m’as tirée pour m’asseoir à votre table. Jonathan me dévorait des yeux. Vous aviez pris de quoi avoir le ventre plein pendant au moins quinze jours. Vous m’avez fait goûter à tout ! Les entrées, les plats et les desserts ; et même les vins. Je voyais défiler les saveurs, les odeurs et les couleurs. Je crois que mes papilles ont assimilé plus de goûts et mon nez plus de senteurs que dans toute une vie. Je n’avais jamais goûté à rien chez les humains. Ils ont vraiment un don pour assembler tout ce qu’ils trouvent… J’étais… Il n’y a pas de mots pour définir, dans aucune langue. C’était une sensation super agréable, extra étrange, trop merveilleuse… On a beaucoup rigolé, surtout que les gens autour me dévisageaient lorsque je demandais les noms des plats avant de les déguster encore et encore. Vous, vous finissiez les plats. Après cette soirée, on s’est vu et revu, on a beaucoup sympathisé, tu es devenu mon frère de cœur, et Jonathan mon amour. Tu as été jaloux au début, et puis tu as vu que tu occupais la même place que lui... »

    Sherockee ? Sherockee ! Tu es comme ça depuis une demi-heure  ! Tu peux m’expliquer ? Sherockee !

    Elle hocha la tête et ferma les yeux. Elle se mit contre l’épaule de Grégoire, ils se regardèrent dans les yeux un moment.

    Tu te rappelles de notre rencontre ?

    Non, pas du tout ! Je me rappelle juste chaque mot que l’on s’est dit et surtout de la phrase que tu m’as dite dans l’oreille, que c’était le vingt-huit mars, que tu es montée dans le métro à seize heures, vingt-deux minutes et treize secondes et que notre soirée s’est finie à minuit, trente-six minutes et cinquante secondes.

    N’importe quoi !


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